CHAPITRE VINGT

Honor, au débouché du tube d'accès des passagers au quai, regardait par l'écran relié aux capteurs du débarcadère son cotre s'accoler à l'autre extrémité du tube. Le petit engin, qui se déplaçait avec précision dans le vide brillamment illuminé du hangar d'appontage, déposa sans heurt ses quatre-vingt-quinze tonnes dans le ber, puis les vérins poussèrent les amortisseurs du tube pour appliquer le collier d'étanchéité sur le sabord. Le signal vert d'égalisation des pressions s'alluma et Honor prit une inspiration discrète lorsque le panneau s'ouvrit.

Klaus Hauptman en sortit tel un monarque. Il était plus petit qu'elle ne l'imaginait, mais solide, et il affichait ses spectaculaires rouflaquettes blanches qu'elle soupçonnait depuis toujours d'être artificielles. Son visage carré, sa mâchoire puissante étaient sûrement le résultat d'interventions esthétiques — personne ne possédait des traits aussi réguliers —, mais l'architecture fondamentale avait été préservée. Il y avait de la force dans ce visage, une assurance sans compromission bien au-delà de la pure morgue, de la simple pugnacité, et ses yeux étaient durs.

« Commandant Harrington... » La voix grave était bien modulée, cultivée, et ne laissait paraître nulle animosité. Il tendit la main.

Elle la prit et dissimula un sourire en sentant ses doigts se mouvoir imperceptiblement pour trouver la meilleure prise afin de lui broyer les phalanges. Elle n'avait jamais envisagé qu'il fût adepte de ce petit jeu; cela paraissait un peu mesquin chez un personnage de son poids, mais peut-être avait-il besoin d'affirmer sa domination en toutes matières. Et peut-être avait-il oublié qu'elle était sphingienne, se dit-elle en le laissant serrer tout son soûl. La main aux doigts effilés d'Honor était grande pour une femme, trop pour que Hauptman trouve les prises qu'il cherchait; elle attendit qu'il y ait mis toute sa force, puis elle serra à son tour avec une vigoureuse aisance. Elle avait conservé son sourire aimable qui ne laissait rien paraître de la lutte muette, mais elle vit le regard de son visiteur vaciller sous l'effet inattendu de sa poigne d'acier.

« Bienvenue à bord de l'Intrépide, monsieur Hauptman », dit-elle, et elle sourit un peu plus largement lorsqu'il abandonna le combat et lâcha sa main. Elle fit signe à McKeon, qui vint se placer à ses côtés. « Mon officier en second, le capitaine de corvette McKeon,

  Capitaine McKeon. » L'homme salua de la tête mais ne tendit pas sa main une deuxième fois. Honor l'observa qui ouvrait et refermait ses doigts, et espéra qu'il avait mal.

« Aimeriez-vous visiter le bâtiment, monsieur ? demanda-t-elle d'un ton courtois. Une grande partie est interdite d'accès aux civils, mais je suis sûre que le capitaine McKeon se ferait un plaisir de vous montrer les zones autorisées.

  Je vous remercie, mais non. » Hauptman sourit à McKeon, sans quitter Honor des yeux toutefois. « Mon temps risque d'être limité, commandant. J'ai appris que le courrier retourne à Manticore aussitôt terminées ses affaires avec le commissaire Matsuko, et, si je ne repars pas avec lui, je devrais prendre des dispositions spéciales pour rentrer.

  Dans ce cas, puis-je vous proposer l'hospitalité du mess des officiers ?

  Là encore, non. » Hauptman sourit à nouveau, d'un sourire d'où n'était peut-être pas absente une certaine tension cette fois. « Ce que j'apprécierais vraiment, commandant Harrington, ce serait quelques minutes de votre temps.

  Je vous en prie. Si vous voulez bien m'accompagner dans ma salle de briefing... »

Elle s'écarta poliment en faisant signe à Hauptman de la précéder dans l'ascenseur, et McKeon y pénétra à la suite d'Honor. Tous trois demeurèrent silencieux pendant que la cabine les emportait jusqu'à la passerelle, mais ce silence-là n'avait rien de serein. Sous sa surface, Honor voyait des crocs qui se dénudaient et des griffes qui sortaient de leur fourreau, et elle ordonna à son cœur de ne pas battre la chamade. Elle était sur son bâtiment et le fait que le cartel Hauptman avait certainement les moyens de se l'acheter sur sa petite monnaie n'y changeait rien.

L'ascenseur s'arrêta au niveau de la passerelle. C'était le lieutenant Panowski qui était de garde et l'astrogateur en charge quitta le fauteuil de commandement en voyant son supérieur sortir de la cabine.

« Continuez, lieutenant », dit-elle en conduisant son hôte vers la salle de briefing, et Panowski se rassit. Personne d'autre sur la passerelle ne quitta sa tâche des yeux; c'était un refus étudié de reconnaître la présence de Hauptman, et Honor réprima un sourire torve en constatant l'aversion tacite de son équipage envers l'homme devant qui s'ouvrait la porte de la salle. Naturellement, tous avaient leur idée sur les motifs de sa visite et leur soutien muet était d'autant plus précieux après l'indifférence apathique et l'hostilité voilée qu'eux-mêmes avaient autrefois manifestées à leur commandant.

La porte se referma et Honor désigna un fauteuil à Hauptman. Le magnat des affaires s'en approcha, mais, sans y prendre place, jeta un coup d'œil à McKeon.

« Si cela ne vous dérange pas, commandant Harrington, je préférerais discuter avec vous seul à seul, dit-il.

  Le capitaine McKeon est mon second, monsieur, répondit-elle avec une courtoisie affable.

  Je sais, mais j'aurais aimé parler de certaines... questions confidentielles avec vous. Avec tout le respect dû au capitaine McKeon et à mon grand regret, je dois insister pour les aborder en privé.

  Je suis navrée, mais c'est impossible, monsieur Hauptman. » Honor conservait un masque serein; personne n'avait besoin de savoir le mal qu'elle se donnait pour empêcher sa voix de trembler. Elle tira son propre fauteuil et s'y assit en faisant signe à McKeon de s'installer à sa droite; puis elle sourit à Hauptman.

Pour la première fois, le vrai visage de son hôte apparut brièvement – une légère rougeur des pommettes puissantes et un frémissement imperceptible des narines – lorsqu'elle eut rejeté ses exigences. Visiblement, Klaus Hauptman n'avait pas l'habitude que l'on contrarie sa volonté. C'était bien dommage, mais mieux valait qu'il s'y fasse tout de suite.

Je vois. » Avec un sourire pincé, il s'assit dans son fauteuil, s'adossa et croisa les jambes avec élégance et naturel, comme s'il prenait possession de la salle de briefing. Honor attendait la suite sans bouger, la tête légèrement inclinée, un sourire attentif aux lèvres; le visage de McKeon était moins ouvert : il affichait le masque guindé qu'Honor connaissait bien et qu'elle en était venue à détester. Mais cette fois il ne lui était pas destiné.

Sans changer d'expression, elle étudia Hauptman en attendant qu'il ouvre le feu et se repassa mentalement tout ce qu'elle savait et avait entendu dire à son propos.

Le clan Hauptman était l'un des plus riches de toute l'histoire de Manticore, alors qu'il n'avait strictement aucun lien avec l'aristocratie. C'était un cas rare chez une famille aussi influente mais, d'après tous les observateurs, Klaus Hauptman tirait une certaine fierté de cette absence de sang bleu en lui.

À l'instar de la famille d'Honor, le premier Hauptman n'était arrivé sur Manticore qu'après l'épidémie de 22 A. A. – 1454 post Diaspora, selon le calendrier standard. En 774 P. D., la Colonie Manticore SA avait enchéri très haut pour acquérir les droits sur le système manticorien justement parce que Manticore III, la planète désignée aujourd'hui sous le nom de Manticore, était très semblable à la Vieille Terre. En général, même le monde le plus terrestre nécessitait un minimum de terra formation pour l'adapter à sa population humaine, mais, en l'occurrence, l'intervention s'était limitée à l'introduction de céréales terriennes essentielles et d'une faune soigneusement sélectionnée, et, malgré l'année et les saisons à rallonge de la planète, les formes de vie extraplanétaires avaient négocié sans difficulté leur installation dans leur nouvel environnement.

Malheureusement, cette adaptation facile avait un revers, car Manticore s'était avérée un des très rares mondes capables de produire une maladie indigène qui s'attaque aux humains. Au bout de quarante années T, un virus manticorien avait muté en une variété propre à s'en prendre aux hôtes humains et, dès lors, l'épidémie avait frappé avec une puissance incroyable.

Il avait fallu plus d'une décennie standard aux chercheurs pour vaincre la maladie, qui, entre-temps, avait tué au moins soixante pour cent des colons – et près de quatre-vingt-dix pour cent de ceux qui étaient nés sur la Vieille Terre. Les habitants avaient été décimés jusqu'à une population bien inférieure à celle qui était nécessaire pour assurer à coup sûr la survie de la colonie et un nombre effrayant des spécialistes indispensables comptaient parmi les morts. Cependant, comme pour compenser la catastrophe occasionnée par l'épidémie, le destin avait fourni à la colonie la possibilité de s'injecter le sang neuf dont elle avait besoin.

Les fondateurs étaient partis pour Manticore avant que l'invention de la voile Warshawski et des détecteurs de gravité réduisent les risques de l'hypervoyage à un taux acceptable pour les bâtiments de ligne. À l'époque, même la propulsion par impulseur n'existait pas, et le trajet en cryo-hibernation à bord du vaisseau colonisateur subluminique, le Jason, avait pris plus de six cent quarante années T, mais les mécanismes du déplacement interstellaire avaient connu une révolution durant le sommeil multiséculaire des voyageurs.

Grâce à la nouvelle technologie, on pouvait désormais recruter les colons sur les mondes sources dans un délai raisonnable, et Roger Winston, président et rédacteur principal de la SA Colonie Manticore, avait anticipé ces possibilités : avant son départ, il avait créé la Société financière zurichoise de la Colonie de Manticore et y avait investi jusqu'au dernier sou des actionnaires, une fois réglés aux fonctionnaires cadastraux les droits d'installation et l'équipement de l'expédition. Peu d'autres entrepreneurs avaient eu cette idée, étant donné les longues années de trajet entre leur nouveau monde et Sol, mais Winston voyait loin et six siècles d'intérêts composés avaient fourni à la colonie un solde créditeur enviable sur la Vieille Terre.

C'est ainsi que Winston et ses compagnons survivants avaient pu non seulement recruter les renforts nécessaires mais aussi payer leur voyage jusqu'à leur lointaine destination le cas échéant. Mais, soucieux de préserver leur domination politique devant un tel afflux, les survivants de l'expédition originelle et leurs enfants avaient adopté une constitution qui faisait passer leur colonie, jusque-là régie par un conseil d'administration élu, au statut de royaume stellaire de Manticore, sous l'intendance de Roger Ter, premier monarque de la Maison des Winston.

Les actionnaires originaux de la Colonie Manticore SA avaient reçu d'immenses étendues de terrain et/ou des droits sur les minéraux des planètes du système en proportion directe de leur contribution financière initiale. La récente constitution en fit une aristocratie héréditaire, mais il ne s'agissait pas d'une noblesse fermée, car des territoires encore plus immenses étaient restés libres. Les nouveaux colons capables de payer leur voyage reçurent l'équivalent de son coût en créances foncières à leur arrivée, et ceux qui pouvaient contribuer au-delà du prix de leur traversée se voyaient garanti le droit d'acheter des terrains supplémentaires pour un peu moins de la moitié de leur valeur « comptable ». La possibilité de s'anoblir de plein droit avait éveillé l'intérêt d'un nombre extraordinairement élevé de jeunes spécialistes formés et bien payés : médecins, ingénieurs, éducateurs, chimistes et physiciens, botanistes et biologistes — précisément ceux dont une population au bord de l'abîme avait besoin et que trop peu de mondes extérieurs avaient les moyens d'attirer. Ils étaient arrivés pour prendre possession de leur crédit garanti et l'accroître, et nombre de ces « seconds actionnaires », selon l'expression consacrée, étaient devenus comtes et même ducs.

Parmi ceux qui n'avaient pas pu payer complètement leur voyage, beaucoup avaient réussi quand même à en acquitter une bonne part et avaient reçu la différence en créances foncières à leur débarquement; petits pour Manticore, les terrains demeuraient énormes selon les critères des mondes sources. Ces gens avaient fini par former les francs-tenanciers de Manticore, tels les ancêtres d'Honor, et, encore aujourd'hui, leurs descendants perpétuaient un solide sens de l'indépendance.

Néanmoins, la majorité des nouveaux arrivants étaient des « zéro-créanciers » qui, incapables de payer tout ou partie de leur traversée, se présentaient souvent sur Manticore avec toute leur fortune sur le dos. Des gens comme Heinrich Hauptman.

De nos jours, à part l'ancienneté des propriétés foncières et certains titres de politesse purement honorifiques et de moins en moins employés, il n'y avait guère de différence entre les francs-tenanciers et les zéro-créanciers. Mais le souvenir traditionnel des statuts sociaux demeurait et le clan Hauptman n'avait jamais oublié ses racines prolétaires. L'ascension de la famille jusqu'à sa présente grandeur avait débuté deux siècles manticoriens plus tôt par l'arrière-petit-fils de Heinrich Hauptman; pourtant Klaus Hauptman, qui aurait pu acheter ou vendre une dizaine de duchés, se décrivait toujours – en public tout au moins –comme le champion des « petits ». Cela ne l'empêchait pas de conclure de solides alliances avec l'aristocratie, ni de jouir du pouvoir et du luxe que lui assurait sa position de prince marchand, ni de s'engager activement dans la politique manticorienne, mais son « ascendance roturière » constituait la pierre angulaire de l'image brutale et orgueilleuse qu'il se faisait de lui-même. Il se considérait comme un self-made man issu de self-made men, malgré la fortune qui lui était échue à sa naissance.

Et c'était cette image qui l'amenait à bord de l'Intrépide, songeait Honor, car elle l'avait mise à mal. Elle l'avait surpris, lui ou ses employés, à fricoter dans des trafics illégaux et, pour un homme aussi imbu de son importance, ce n'était pas un simple revers commercial ou un embarras juridique : c'était une attaque personnelle. À ses propres yeux, Klaus Hauptman était l'incarnation du cartel Hauptman, et cela faisait des interventions d'Honor une insulte intolérable.

« Très bien, commandant Harrington, dit-il enfin, j'irai droit au but. Pour des raisons qui vous sont propres, vous vous croyez obligée de vous acharner sur les affaires que je possède dans le système de Basilic. Je veux que ça cesse.

  Je regrette que vous preniez cela pour de l'acharnement contre vous, monsieur Hauptman, répondit Honor avec calme. Malheureusement, le serment que j'ai prêté à la Couronne me contraint à faire appliquer les règlements établis par le Parlement.

  Votre serment ne vous contraint pas à les appliquer au seul cartel Hauptman, commandant. » Hauptman n'avait pas haussé le ton, mais on sentait du mordant sous la courtoisie.

« Monsieur Hauptman (Honor le regarda bien en face, les mains crispées l'une sur l'autre sous la table), nous inspectons tous les bâtiments sans exception qui ont des contacts avec la surface de Méduse ou les entrepôts orbitaux de Basilic, et pas seulement ceux qui appartiennent à vos entreprises.

  Ridicule ! cracha Hauptman. Aucun des autres officiers commandants de ce poste ne s'est jamais autant mêlé du commerce légitime autour de Basilic. Et, pour en revenir au problème, de nombreux rapports envoyés par mes agents indiquent que vos soi-disant équipes de douane passent beaucoup plus de temps à "inspecter" mes cargaisons que celles de quiconque. Si ça, ce n'est pas du harcèlement, j'aimerais bien savoir ce que vous considérez comme tel, commandant !

  Ce qu'ont fait ou n'ont pas fait les précédents officiers en charge ne change rien à mes responsabilités ni â mes devoirs, monsieur Hauptman, répondit Honor d'un ton amène en choisissant ses termes. Et si, de fait, mes équipes d'inspection passent plus de temps sur les cargaisons du cartel Hauptman, c'est uniquement parce que notre expérience démontre que nous avons plus de chances d'y découvrir des marchandises illégales qu'ailleurs. »

Le visage de Hauptman s'assombrit de façon inquiétante, mais Honor se força à continuer de le regarder sans rien laisser paraître de la tension qu'elle éprouvait.

« M'accusez-vous de contrebande, commandant Harrington ? » La voix de baryton était encore descendue dans les graves et avait pris un ton presque doucereux.

« Je dis, monsieur Hauptman, que nos dossiers démontrent une présence de matériel de contrebande dans les cargaisons inscrites au nom de votre firme supérieure de trente-cinq pour cent aux autres compagnies qui traitent avec Méduse. Que vous soyez ou non personnellement impliqué dans ces activités illégales, je n'en sais naturellement rien. J'aurais tendance à en douter. Néanmoins, tant que nous n'aurons pas la certitude qu'aucun produit frauduleux ne passe plus sous couvert des manifestes du cartel Hauptman, mes officiers d'accostage porteront, sur mon ordre, une attention particulière à vos transports. » Le visage de Hauptman n'avait cessé de s'assombrir et Honor s'interrompit en le regardant avec calme. Si vous désirez mettre un terme à ce que vous considérez comme du harcèlement, monsieur, je vous suggère d'exiger de vos directeurs qu'ils fassent le ménage chez eux.

  Comment osez-vous ? » éclata Hauptman en se dressant à demi. Les mains d'Honor se crispèrent davantage sous la table, mais elle ne broncha pas. « Je ne sais pas pour qui vous vous prenez, mais je refuse de me laisser insulter de cette façon ! Je vous conseille d'être prudente quand vous proférez des allégations sans fondement !

  J'ai exposé des faits et non des "allégations sans fondement", monsieur Hauptman, répondit-elle, imperturbable. Si vous refusez de les écouter, je suggère que vous vous en alliez.

  Que je m'en aille ? Que je m'en aille ? » Hauptman était à présent debout, appuyé de tout son poids sur la table, tandis que sa voix emplissait la salle de briefing comme le tonnerre. « Je suis venu vous donner la possibilité de corriger la façon affligeante dont vous traitez la situation ! Mais, si vous préférez, je peux soumettre l'affaire à l'Amirauté – ou au gouvernement – au lieu de négocier avec un petit commandant arriviste qui veut se faire aussi gros que le bœuf et qui m'insulte en m'accusant d'activités illégales !

  Vous en avez naturellement le droit. » Honor sentait McKeon tendu comme un ressort à côté d'elle, mais, en ce qui la concernait, son angoisse s'effaçait, submergée par la montée régulière de sa colère. « Entre-temps, toutefois, vous êtes l'hôte de mon bâtiment, monsieur Hauptman, et je vous conseille d'y observer un ton poli ou je vous fais jeter dehors. »

Son ton glacial laissa Hauptman bouche bée; elle en profita pour continuer.

  Je ne vous ai jamais accusé personnellement d'activités illicites. J'ai affirmé, et nos dossiers le confirment amplement, que des gens de votre société s'y livrent. Vos menaces d'en référer à une autorité supérieure ne modifient en rien ce fait, et elles ne changent pas non plus les obligations qu'il me faut remplir. »

Hauptman se rassit, les muscles des mâchoires saillants. Un ange passa dans la salle de briefing, puis le magnat sourit. Ce n'était pas joli à voir.

  Très bien, commandant; puisque vous tenez â considérer l'éventualité que j'aille demander réparation à l'Amirauté comme une "menace" et puisque vous semblez refuser de reconnaître la justice d'un traitement équitable de votre part envers mes intérêts dans ce système, je vais m'adresser à vous en termes que vous comprendrez peut-être. Vous allez cesser de vous acharner sur mes bâtiments et mes cargaisons ou bien je vous tiendrai vous, pas la Flotte ni le gouvernement : vous – pour personnellement responsable des dommages que vous infligez à mes affaires et à ma réputation.

  Désignez qui vous voudrez comme responsable pour les motifs de votre choix, c'est vous que ça regarde, pas moi, fit Honor d'une voix polaire.

  N'essayez pas de vous réfugier derrière votre uniforme, commandant, avec moi ça ne marche pas, reprit Hauptman d'un ton venimeux. Je ne demande que les marques de courtoisie et d'égard dues à un particulier respectueux des lois. Si vous décidez de vous servir de votre position d'officier de la Couronne pour engager une vendetta personnelle contre moi, je n'aurai d'autre choix que d'y répondre en employant mes propres ressources.

  Comme je l'ai déjà dit, je n'ai pas porté d'accusation contre vous en tant que personne et je n'en ai pas l'intention, sauf si j'ai la preuve nette et irrécusable que vous avez permis en toute connaissance de cause à vos employés de se livrer à des activités illicites. En attendant, proférer des menaces contre moi-même en tant qu'individu n'aura pas davantage d'effet que tenter de m'intimider en vous déclarant prêt à faire pression sur moi par le biais de mes supérieurs. » Le feu glacé de sa colère avait laissé son esprit limpide comme le cristal et ses yeux étaient deux puits d'acier brun. « Si vous voulez que vos frets passent l'inspection en ne subissant qu'un retard minimum, il vous suffit de veiller à ce qu'ils ne contiennent aucun article de contrebande. Ce qui, ajouta-t-elle froidement, ne devrait pas constituer une tâche insurmontable pour un particulier respectueux des lois doté de vos moyens et de votre autorité, monsieur.

  Très bien, commandant, grinça-t-il. Vous avez décidé de m'insulter, même si vous présentez ça sous un emballage juridique. Je vous offre encore une chance de reculer; si vous ne l'acceptez pas, c'est moi qui vous y forcerai, nom de Dieu!

  Vous n'y arriverez pas, monsieur », dit Honor calmement, et Hauptman éclata d'un rire méprisant. Toute son attitude irradiait la rage et la morgue, bien qu'il bridât sa célèbre colère, mais ce fut d'une voix dure et froide qu'il reprit :

« Oh, mais si, commandant, mais si. Je crois que vos parents sont associés principaux de la Corporation médicale Duvalier, n'est-ce pas ? »

Le coq-à-l'âne prit Honor au dépourvu et elle tressaillit involontairement; puis elle plissa les yeux et inclina la tête de côté avec un calme inquiétant.

« Eh bien, commandant ? » C'est tout juste si Hauptman ne ronronnait pas. « Est-ce exact ?

  C'est exact, répondit-elle d'une voix sans inflexion.

  Alors, si vous persistez à vouloir faire de la présente situation une affaire personnelle entre vous et moi, vous devriez réfléchir aux répercussions qu'elle risque d'avoir sur votre propre famille, madame, parce que le cartel Hauptman détient soixante-dix pour cent des actions publiques de cette organisation. Suis-je assez clair, commandant? »

Honor s'était raidie sur son fauteuil, pâle comme la mort, et l'acier de son regard n'était plus du tout glacial : il flamboyait et un tic agitait violemment le coin de sa bouche. Se méprenant sur la signification de ce spasme musculaire, Hauptman se radossa, les yeux brillants, le sourire aux lèvres, triomphant.

« À vous de décider, commandant. Je ne suis qu'un honnête marchand qui s'efforce de protéger ses intérêts et ceux de ses actionnaires dans ce système. Si vous continuez à contrecarrer ces intérêts légitimes, vous ne me laissez d'autre solution que de me défendre par tous les moyens possibles, aussi déplaisantes soient les mesures auxquelles vous m'acculez... et aussi regrettables en soient les conséquences pour vos parents. »

Les muscles d'Honor tremblaient de haine, ses doigts s'enfonçaient comme des serres dans ses cuisses et elle sentit ses lèvres se retrousser pour cracher au visage de Hauptman le mépris que lui inspiraient ses propos; mais à cet instant une voix froide et monocorde se fit entendre.

« Je pense que vous devriez reconsidérer cette menace, monsieur Hauptman », dit Alistair McKeon.

Son intervention était si totalement inattendue qu'Honor se tourna vers lui, stupéfaite. Le visage de son officier en second n'avait plus rien d'un masque : la colère tendait ses traits, ses yeux gris étincelaient, et Hauptman le regarda comme s'il s'agissait d'un meuble dont il aurait oublié la présence.

«Je n'ai pas pour habitude d'accepter les conseils de larbins en uniforme, fit-il, hautain.

  Dans ce cas, vous feriez bien de la prendre, rétorqua McKeon, la voix métallique. Depuis votre entrée dans cette salle, vous cherchez à présenter le moindre geste du commandant Harrington comme une attaque personnelle contre vous et, ce faisant, vous l'avez insultée, ainsi que la Flotte royale et l'accomplissement de nos devoirs envers la Couronne. De fait, vous avez abondamment démontré que ni la loi ni les obligations qu'elle vous impose n'ont autant d'importance à vos yeux que votre précieuse réputation. Malgré votre insolence délibérée, le commandant a conservé un ton courtois et respectueux, ce qui ne vous a pas empêché, lorsqu'elle a refusé de négliger son devoir d'officier de la Reine ou de s'en écarter pour accéder à vos exigences, de proférer des menaces non seulement contre sa personne mais aussi contre les moyens de subsistance de ses parents. » Le mépris flamboyait dans les yeux du capitaine McKeon. « En conséquence, je vous préviens, monsieur, que je suis prêt à en porter témoignage devant n'importe quel tribunal.

  Tribunal? » Stupéfait, Hauptman se rejeta en arrière, et Honor éprouva une surprise presque identique en dépit de sa rage. Qu'est-ce que McKeon...

« Oui, monsieur, au tribunal, où vos tentatives renouvelées d'obliger la Flotte de la Reine à renoncer à ses responsabilités seront sans nul doute considérées comme une preuve de complicité de trahison et de meurtre.

  Vous êtes malade ! Vous avez perdu l'esprit! Il n'y a aucune... »

McKeon interrompit le magnat bredouillant d'une voix cassante. « Monsieur Hauptman, il y a quarante-sept heures, soixante et un policiers de l'Agence de protection des indigènes se sont fait tuer ou blesser en accomplissant leur devoir. Ils ont été assassinés par des individus extraplanétaires qui vendent des drogues illégales aux aborigènes médusiens. Le laboratoire qui fabriquait ces drogues recevait son énergie d'une dérivation illicite installée dans le collecteur orbital secondaire de l'enclave médusienne du gouvernement de Sa Majesté. Cette dérivation, monsieur Hauptman, que des membres de la Flotte ont découverte et identifiée sans risque d'erreur il y a huit heures à peine, n'a pas été installée après la mise en orbite du collecteur autour de Méduse; elle a été installée lors de la fabrication du collecteur... par le cartel Hauptrnan! »

Hauptman ne pouvait que dévisager McKeon bouche bée, trop sidéré pour l'interrompre, et le capitaine poursuivit de la même voix grinçante.

« Étant donné que cette dérivation constitue une preuve physique irrécusable liant votre cartel ou des personnes qui y sont employées à l'opération de distribution de drogue et, par conséquent, au meurtre des officiers précités, vos efforts flagrants pour détourner l'attention officielle de vos activités dans le système ne peuvent être perçus que comme une tentative de dissimulation de culpabilité – la vôtre ou celle de vos employés. Cela, monsieur, s'appelle de la collusion et vous place personnellement en position de complicité de meurtre a posteriori, à tout le moins. Et je vous rappelle que l'emploi de la propriété de Sa Majesté pour commettre un crime capital – surtout s'il en résulte la mort d'officiers de la Couronne – constitue une trahison selon les termes de la loi de notre Royaume. Je vous avise donc respectueusement (malgré son effarement, Honor songea qu'il n'avait nullement l'air respectueux) qu'il est de votre intérêt et de celui de la future réputation commerciale de votre cartel de coopérer pleinement avec le commandant Harrington pour découvrir les véritables coupables plutôt que de risquer d'attirer sur vous de graves soupçons en faisant obstruction à l'enquête officielle des agents de Sa Majesté dans ce système.

  Vous êtes malade, répéta Hauptman, mais cette fois dans un murmure. Trahison ? Meurtre ? Vous savez bien que Hauptman n'a jamais... que je n'ai jamais...

  Monsieur, je ne connais que les faits que je viens d'exposer. Étant donné les circonstances, et en supposant que vous poursuiviez votre vendetta contre le commandant – la vôtre, monsieur, et non la sienne –, je pense qu'il serait de mon devoir d'officier de la Reine de présenter ces faits devant un tribunal. »

Alistair McKeon fixa sur le magnat incrédule un regard gris et froid, et Klaus " Hauptman blêmit. Honor se maîtrisait pour demeurer immobile et tenir la bride à la fureur qui bouillonnait encore en elle; elle ne croyait pas un instant que Hauptman soit personnellement impliqué ni dans l'affaire de la dérivation ni dans celle du labo; d'ailleurs, elle avait la quasi-certitude qu'il n'était mêlé à aucune des activités illicites de son cartel dans le système de Basilic; mais, à cause de son outrecuidance et de son orgueil, il n'avait pu considérer les conséquences des mesures prises par Honor autrement que comme des attaques personnelles et il s'était abaissé aux procédés les plus vils et les plus méprisables simplement pour faire cesser l'humiliation et punir le commandant qui avait l'audace d'accomplir son devoir. Cet abus irréfléchi de son pouvoir et de sa position emplissait Honor de révulsion autant que de colère et elle n'avait nulle intention de tempérer la contre-attaque inattendue de McKeon. Hauptman lui-même avait donné le ton, qu'il se débrouille à présent.

« Vous n'oseriez pas, dit Hauptman à mi-voix.

  Si, monsieur. » La voix de McKeon était dure comme un éclat de silex, et Hauptman se radossa dans son fauteuil en regardant alternativement d'un œil noir le capitaine et Honor.

« D'accord, finit-il par grincer. Je vois que vous êtes couverte, commandant Harrington. Alors, allez-y, jouez les despotes au petit pied dans votre coin, je me lave les mains de cette histoire. Inspectez tout ce qui vous fera plaisir, mais ne vous imaginez surtout pas que l'affaire est close !

McKeon s'apprêtait à se remettre en selle, mais Honor posa la main sur son bras en secouant la tête. Elle se dressa sans un mot et, quand le second fit mine de l'imiter, elle lui fit signe de rester assis. Elle s'inclina d'un air glacial vers Hauptman puis indiqua de la main la porte, et le magnat sortit à grands pas, bouillant de rage.

La passerelle était aussi vivante qu'un tombeau quand ils y pénétrèrent, mais Honor s'en aperçut à peine. Elle conduisit Hauptman à l'ascenseur et descendit avec lui jusqu'au hangar d'appontement dans un silence aussi profond que l'espace. Mais alors qu'ils arrivaient à destination, Honor enfonça le bouton d'arrêt d'urgence pour maintenir la porte close et elle se tourna vers son hôte.

« Monsieur Hauptman, dit-elle d'une voix froide comme l'hélium liquide, vous avez cru bon de nous insulter, mes officiers et moi, et de menacer mes parents. Vous avez usé des procédés de la plus vile racaille et, à mon avis, monsieur, vous avez démontré que vous en faites partie. » Les narines de Hauptman frémirent au milieu de son faciès congestionné, mais Honor poursuivit du même ton glacial.

« je sais parfaitement que vous ne comptez pas oublier cet incident. Moi non plus, je vous l'assure, pas plus que je n'oublierai vos menaces. Je suis officier de la Reine et, en tant que tel, je ne réagirai aux attaques personnelles qu'au moment où elles se produiront et si elles se produisent. À la fois comme personne et comme officier de la Reine, je n'aime pas la coutume du duel; néanmoins, monsieur Hauptman, si jamais vous tentez de mettre à exécution la menace que vous avez proférée contre mes parents (ses yeux étaient des batteries de missiles en position et le coin de sa bouche tressautait, comme douée d'une vie propre), je dénoncerai publiquement vos actes méprisables et j'en exigerai réparation. Et, quand vous aurez relevé mon défi, monsieur Hauptman, je vous tuerai comme la bête nuisible que vous êtes. »

Hauptman recula jusqu'à toucher la paroi de la cabine en dévisageant Honor avec une expression effarée.

« Croyez-moi, monsieur Hauptman », dit-elle d'une voix très basse avant de libérer enfin la porte.

Mission Basilic
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